Jules Ferry

France : Débat sur la politique coloniale à la Chambre des députés, séances du 28 et 30 juillet 1885.

A l’ordre du jour, l’ouverture d’un crédit extraordinaire pour les dépenses occasionnées par les événements de Madagascar. Le Congrès de Berlin laisse la France libre de coloniser Madagascar ; la conquête aura lieu en 1895.

Intervention de Jules FERRY le 28 juillet 1885 (il n’est que simple député, ayant perdu son poste de ministre quelques mois avant)

« J’ai lu, dans les livres savants, des calculs qui chiffrent la perte pour chaque colon qui s’en va et quitte la mère-patrie. Il y a donc une contestation possible sur ce point. Il est évident, en effet, qu’un pays qui laisse échapper un large flot d’émigration n’est pas un pays heureux, un pays riche, et ce n’est pas un reproche à faire à la France, ni un outrage à lui adresser que de remarquer qu’elle est de tous les pays de l’Europe celui qui a le moins d’émigrants. Mais il n’y a pas que cet intérêt dans la colonisation. Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. (…) Je dis que la France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exporté des quantités considérables à l’étranger – c’est par milliards, en effet, qu’on peut compter les exportations de capitaux faites par ce grand pays qui est si riche – , je dis que la France a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale.

(…) A ce point de vue, je le répète, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché. L’expérience démontre en effet, qu’il suffit (…) de remarquer que les exemples abondent dans l’histoire économique des peuples modernes, qu’il suffit que le lien colonial subsiste entre la mère-patrie qui produit et les colonies qu’elle a fondées, pour que la prédominance économique accompagne et subisse, en quelque sorte, la prédominance politique.

(…) Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Sur ce point, l’honorable M. Camille Pelletan [un des principaux représentants de l’opposition radicale, ministre de la marine en 1902] raille beaucoup ; (…) il raille, il condamne, et il dit : « Qu’est-ce que c’est cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce, sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré, vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas. » Voilà, Messieurs, la thèse. (…) Et je vous défie, (…) monsieur Pelletan, de soutenir jusqu’au bout votre thèse, qui repose sur l’égalité, la liberté, l’indépendance des races inférieures.

Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. (…) Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »

Cité dans Penser le 20e siècle, réunion de sources pour le séminaire d’Histoire contemporaine, Université de Genève, 2003, pp. 8-9.

idem, en partie, autre découpage et extrait

Ce discours prononcé par J. Ferry devant la Chambre des députés est du 28 juillet 1885 ; quatre mois auparavant, Jules Ferry avait été renversé par Clémenceau en raison de sa politique indochinoise. Jules Ferry profita d’un débat sur une demande de crédits réclamés pour Madagascar pour présenter sa doctrine coloniale. On trouve dans ce texte un exposé sur l’importance économique des colonies pour une grande puissance.

« J’ai lu, dans les livres savants, des calculs qui chiffrent la perte pour chaque colon qui s’en va et quitte la mère-patrie. Il y a donc une contestation possible sur ce point. Il est évident, en effet, qu’un pays qui laisse échapper une large flot d’émigration n’est pas un pays heureux, un pays riche, et ce n’est pas un reproche à faire à la France, ni un outrage à lui adresser que de remarquer qu’elle est de tous les pays de l’Europe celui qui a le moins d’émigrants. Mais il n’y a pas que cet intérêt dans la colonisation. Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. L’illustre Stuart Mill a consacré un chapitre de son ouvrage à faire cette démonstration, et il le résume ainsi « pour les pays vieux et riches, la colonisation est une des meilleures affaires auxquelles ils puissent se livrer… » Je dis que la France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exporté des quantités considérables à l’étranger – c’est par milliards, en effet, qu’on peut compter les exportations de capitaux faites par ce grand pays qui est si riche –, je dis que la France a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale.

Mais, messieurs, il y a un autre côté plus important de cette question, qui domine de beaucoup celui auquel je viens de toucher. La question coloniale, c’est pour les pays voués par la nature même de leur industrie à une grande exportation, comme la nôtre, la question même des débouchés…

A ce point de vue, je le répète, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché. L’expérience démontre en effet, qu’il suffit… (interruptions à droite). Messieurs à ce point de vue particulier, mais de la plus haute importance, au temps où nous sommes et dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché. On a remarqué, en effet, et les exemples abondent dans l’histoire économique des peuples modernes, qu’il suffit que le lien colonial subsiste entre la mère-patrie qui produit et les colonies qu’elle a fondées, pour que la prédominance économique accompagne et subisse, en quelque sorte, la prédominance politique.

(…)

A l’heure qu’il est, vous savez qu’un navire de guerre ne peut pas porter, si parfaite que soit son organisation, plus de quatorze jours de charbon, et qu’un navire qui n’a plus de charbon est une épave, sur la surface des mers, abandonnée au premier occupant. D’où la nécessité d’avoir sur les mers des rades d’approvisionnement, des abris, des ports de défense et de ravitaillement. (Applaudissements au centre et à gauche) C’est pour cela qu’il nous fallait la Tunisie ; c’est pour cela qu’il nous fallait Saïgon et la Cochinchine ; c’est pour cela qu’il nous faut Madagascar, et que nous sommes à Diego-Suarès et à Vohémar, et que nous ne les quitterons jamais !… (Applaudissements sur un grand nombre de bancs) Messieurs, dans l’Europe telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand chemin de la décadence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l’activité qu’elles développent ; ce n’est pas « par le rayonnement pacifique des institutions… (Interruptions à l’extrême gauche et à droite.

M. Paul de Cassagnac : – Nous nous en souviendrons : c’est l’apologie de la guerre.

M. de Baudry d’Asson : – Très bien ! La République, c’est la guerre. Nous ferons imprimer votre discours à nos frais et nous le répandrons dans toutes les communes de nos circonscriptions électorales.

(…) »

cité dans Penser le XXe siècle, Séminaire de l’Université de Genève, Département d’histoire, Genève, 2000, pp. 8-9

———— autres extraits du même discours de Jules Ferry, le 28 juillet 1885

« On peut rattacher le système d’expansion coloniale à trois ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politique et patriotique (…)

Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus, ce sont les débouchés (…) La concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde. C’est là un problème extrêmement grave.

Il est si grave (…) que les gens les moins avisés sont condamnés déjà à entrevoir, à prévoir et à se pourvoir pour l’époque où ce grand marché de l’Amérique du Sud, qui nous appartenait de temps en quelque sorte immémorial, nous sera disputé et peut-être enlevé par les produits de l’Amérique du Nord. Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de problème social plus grave ; or, ce problème est intimement lié à la politique coloniale (…)

Il y a un second point que je dois aborder (…) c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question (…) Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures (…)

Ces devoirs ont souvent été méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation (…)

Est-ce que les gouvernements qui ont hérité de cette situation malheureuse se condamneront à ne plus avoir aucune politique européenne ? Est-ce qu’ils laisseront tout faire autour d’eux, est-ce qu’il laisseront les choses aller, est-ce qu’ils laisseront d’autres que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure du fleuve rouge ? (…) Est-ce qu’ils laisseront d’autres se disputer les régions de l’Afrique équatoriale ? Laisseront-ils aussi se régler par d’autres les affaires égyptienes qui, par tant de côtés, sont vraiment des affaires françaises ?

(…) Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saïgon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement (…)

(…) En regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou l’Orient, vivre de cette sorte pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer (…)  »

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« Ces devoirs, messieurs, ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles précédents, et certainement, quand les soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir d’hommes de race supérieure. (Très bien ! très bien !) Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation. (…) Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? »

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« On peut rattacher le système (d’expansion coloniale) à trois ordre d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation, à des idées d’ordre politique et patriotique. (…)

Il y a un second point que je dois aborder : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Les races supérieures ont le devoir de civiliser les races inférieures. Ce devoir a souvent été méconnu dans l’histoire des siècle passés. Mais de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur. (…)

Rayonner sans agir, sans se mêler des affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer. »

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« Vous nous citez toujours comme exemple, comme type de la politique coloniale que vous aimez et que vous rêvez, l’expédition de M. de Brazza. C’est très bien, messieurs, je sais parfaitement que M. de Brazza a pu jusqu’à présent accomplir son oeuvre civilisatrice sans recourir à la force ; c’est un apôtre ; il paie de sa personne, il marche vers un but placé très haut et très loin ; il a conquis sur ces populations de l’Afrique équatoriale une influence personnelle à nulle autre pareille ; mais qui peut dire qu’un jour, dans les établissements qu’il a formés, qui viennent d’être consacrés par l’aréopage européen et qui sont désormais le domaine de la France, qui peut dire qu’à un moment donné les populations noires, parfois corrompues, perverties par des aventuriers, par d’autres voyageurs, par d’autres explorateurs moins scrupuleux, moins paternels, moins épris des moyens de persuasion que notre illustre Brazza, qui peut dire qu’à un moment donné les populations n’attaqueront pas nos établissements ? Que ferez-vous alors ? Vous ferez ce que font tous les peuples civilisés et vous n’en serez pas moins civilisés pour cela ; vous résisterez par la force et vous serez contraints d’imposer, pour votre sécurité, votre protectorat à ces peuplades rebelles. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.)

Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures (…) (Marques d’approbation sur les mêmes bancs à gauche, nouvelles interruptions à l’extrême gauche et à droite.) La vraie question, Messieurs, la question qu’il faut poser, et poser dans des termes clairs, c’est celle-ci : est-ce que le recueillement qui s’impose aux nations éprouvées par de grands malheurs doit se résoudre en abdication ? (…) Est-ce que, absorbés par la contemplation de cette blessure qui saignera toujours, ils laisseront tout faire autour d’eux ; est-ce qu’ils laisseront aller les choses ; est-ce qu’ils laisseront d’autres que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure du fleuve Rouge et accomplir les clauses du traité de 1874, que nous nous sommes engagés à faire respecter dans l’intérêt des nations européennes ? Est-ce qu’ils laisseront d’autres se disputer les régions de l’Afrique équatoriale ? Laisseront-ils aussi régler par d’autres les affaires égyptiennes qui, par tant de côtés, sont des affaires vraiment françaises ? (Vifs applaudissements à gauche et au centre. Interruptions.)

Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saïgon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement. ( » Très bien ! Très bien !  » Nombreux applaudissements à gauche et au centre. ) L’ignorez-vous, messieurs ? Regardez la carte du monde… et dites-moi si ces étapes de l’Indochine, de Madagascar , de la Tunisie ne sont pas des étapes nécessaires pour la sécurité de notre navigation ? (Nouvelles marques d’assentiment à gauche et au centre.) (…)

Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire ; c’est descendre du premier rang au troisième et au quatrième. (Nouvelles interruptions sur les mêmes bancs.  » Très bien ! Très bien !  » au centre.) »

même débat, même jour … Intervention de Vernhes, radical de l’Hérault

« Vous invoquez, Monsieur Jules Ferry, la nécessité de faire de nouvelles conquêtes coloniales, afin d’occuper, d’utiliser notre marine quelque part. Est-ce que, avant le Tonkin, nous n’avions pas déjà la Martinique, la Guadeloupe, les Indes ? Est-ce que notre marine ne pouvait pas s’exercer suffisamment dans ces conditions ?

Qu’avez-vous fait en allant au Tonkin ? Oui, j’oserais vous le dire : ce n’est pas un acte de politique républicaine (…) Depuis 1870, la plupart des ministères qui se sont succédés ont fait comme Napoléon III, qui craignant surtout les revendications de la liberté intérieure, allait jeter le trop-plein des idées au Mexique et dans d’autres expéditions. Ce souverain cherchait ainsi, au moyen de la guerre, à opérer une diversion dans les idées et les esprits. Eh bien ! vous êtes de connivence, vous pratiquez le même sytème.

C’est ce que je disais à Monsieur Brisson, actuellement président du Conseil : la politique que vous faîtes n’est pas en Chine, elle est à Berlin, elle est à Londres. Est-ce vrai Monsieur Brisson ?

Vous riiez, messieurs, quand nous avons perdu l’Alsace et la Lorraine ? Vous avec perdu votre prépondérance européenne (…) vous vous êtes entendus avec l’Allemagne (…)

Je puis me tromper, mais je crois que le grand axiome : « diviser pour régner », qui a pour but d’éloigner les peuples qui sont disposés à revendiquer non pas seulement leur liberté, mais aussi ce qui est le fond de leurs entrailles, par exemple la perte de l’Alsace et de la Lorraine (…) je crois, dis-je, que cet axiome a été mis en pratique plus que jamais à l’égard de la France (…)

De même que Napoléon III cherchait une diversion aux idées de liberté par ses expéditions lointaines, de même la politique suivie par nos politiciens, qui se sont crus républicains et qui, pour nous, ne l’ont jamais étés, cherchent également une diversion dans l’expansion coloniale, afin de faire oublier au peuple français qu’il a été vaincu et qu’il doit, non point prendre l’offensive, mais rester rester sur une défensive absolument logique, correcte et rationnelle (…). »

Réponse de Georges Clemenceau au discours de Jules Ferry, le 30 juillet 1885

«Je passe maintenant à la critique de votre politique de conquêtes au point de vue humanitaire. (…) » Nous avons des droits sur les races inférieures.  » Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races supérieures ! (1) C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! (…)

Je ne veux pas juger au fond la thèse qui a été apportée ici et qui n’est autre chose que la proclamation de la puissance de la force sur le Droit. L’histoire de France depuis la Révolution est une vivante protestation contre cette unique prétention. C’est le génie même de la race française que d’avoir généralisé la théorie du droit et de la justice, d’avoir compris que le problème de la civilisation était d’éliminer la violence des rapports des hommes entre eux dans une même société et de tendre à éliminer la violence, pour un avenir que nous ne connaissons pas, des rapports des nations entre elles. (…) Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! (…) Combien de crimes atroces, effroyables ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui : de l’alcool, de l’opium qu’il répand, qu’il impose s’il lui plaît. Et c’est un pareil système que vous essayez de justifier en France dans la patrie des droits de l’homme !

Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles. Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations inférieures. Il y a la lutte pour la vie qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. Ne parlons pas de droit, de devoir. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence, l’hypocrisie. »

1) Il y a 2 versions qui circulent pour ce passage du discours de Clemenceau :

« Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. »
cité ainsi par Charles-Robert Ageron, L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, PUF, « dossier clio », 1973, p. 59

ett
« Races supérieures ! Races supérieures ! C’est bientôt dit. »
(donc avec une répétition des termes) cité chez Gilles Manceron, 1885 : le tournant colonial de la République, éd. La Découverte, 2007qui précise qu’il reprend les mots publiés à l’époque dans le Journal Officiel, p. 25-26Idem chez Raoul Girardet, L’idée coloniale en france de 1871 à 1962, Poche-Pluriel, 1979, p. 92
Je privilégie cette version citée par Manceron qui donne une référence au Journal Officiel de l’époque.

France : Critique de la politique d’assimilation en Algérie, au Sénat le 27 octobre 1892.

 » Même aujourd’hui, après nombre d’expériences, il faut quelque courage d’esprit pour reconnaître que les lois françaises ne se transplantent pas étourdiment ; qu’elles n’ont pas la vertu magique de franciser tous les rivages sur lesquels on les importe ; que les milieux sociaux résistent et se défendent, et qu’il faut qu’en tout pays le présent compte grandement avec le passé.

Il est naturel, il est juste sans doute, que les colons français trouvent le plus tôt possible, sur la terre conquise, les garanties qui assurent contre l’arbitraire, la liberté, la sécurité, la dignité des citoyens ; il leur faut le plus tôt possible et des juges et des lois. On ne peut leur refuser, dès qu’ils s’agglomèrent, les bienfaits et les joies de la vie communale (…)

Les colonies, pas plus que les batailles, ne se commandent de loin, dans les bureaux d’un ministère. Les colonies auraient parfois intérêt à couper le fil télégraphique qui les relie à la métropole (…)

Le sentiment général qui se dégage, pour votre commission, d’une étude déjà longue et approfondie du problème algérien (…) nous apparaît avec une grande clarté (…) il n’est peut-être pas une seule de nos institutions, une seule de nos lois du continent qui puisse, sans des modifications profondes, s’accomoder aux 270 000 Français, aux 219 000 étrangers, aux 3 267 000 indigènes qui peuplent notre empire algérien.

Non seulement des différences profondes, historiques ou sociologiques séparent cette poignée de civilisés de la multitude indigène, mais cette multitude elle-même se diversifie selon les milieux dans lesquels on la rencontre. Entre l’Arabe et le Kabyle, entre le Kabyle des montagnes et celui des bords de mer, entre l’Arabe des villes, celui du Tell et le franc nomade des hauts plateaux, il n’y a ni identité de moeurs, ni de besoins, ni d’origine.

La conquête la mieux assurée, la soumission la plus passive ne peuvent rien sur le fond des choses. Nous promulgons nos lois, nous les appliquons, mais dix ans après, vingt ans au plus, elles se meurent de stérilité et d’impuissance, comme des arbres séchés sur pied. »

Jules Ferry, « Rapport sur le gouvernement de l’Algérie », intervention au Sénat, le 27 octobre 1892, après une mission en Algérie en avril-juin 1892.