Fils de Septime Sévère et de Julia Domna, Caracalla et Geta deviennent tous deux empereurs à la mort de leur père l’empereur Septime Sévère, en 211. Geta (Lucius Publius Septimius Antonius Geta), est né le . Son frère aîné Antonin dit Caracalla, quant à lui, est né le à Lyon en Gaule sous le nom de Lucius Septimius Bassianus.
Très différents de caractère, leur rivalité aboutit finalement à l’assassinat de Geta par Caracalla, en présence de leur mère Julia Domna, qui tente de les séparer. Ce drame, à la fois politique et familial, est rapporté par Hérodien [175-250 ap. J.C.] dans son oeuvre centrale Histoire romaine depuis la mort de l’Empereur Marc Aurèle jusqu’à l’avènement de Gordien III, publié vers 240. Si les auteurs ont dépeint Caracalla comme un personnage brutal et tyrannique, ses réalisations en tant qu’empereur viennent nuancer le portrait à charge présent dans la littérature.
Notons que dans les extraits qui suivent, le surnom de Caracalla n’est pas utilisé. Il lui est attribué par les soldats et provient d’un vêtement appelé caracallus, type de manteau gaulois à capuche et manches longues qu’Antonin affectionnait particulièrement.
Extrait n°1 : une haine féroce
[…] Les deux princes, après avoir ainsi rendu hommage à la mémoire de leur père, retournèrent dans leur palais. Aussitôt éclatèrent entre eux la discorde, la haine, les complots. On vit de nouveau chacun d’eux mettre tout en œuvre pour se débarrasser de son frère et occuper le trône sans partage. Ils se disputaient l’attachement de tous les citoyens considérés à Rome par leur rang ou par leur naissance ; chacun de son côté entretenait avec eux des correspondances secrètes et cherchait par la séduction des promesses à les engager dans les intérêts de sa haine. Cependant presque toutes les affections se tournaient vers Géta ; il annonçait de la modération ; il prévenait par la douceur de son abord. Ses goûts étaient nobles ; il aimait à recevoir les hommes distingués par leur mérite ; il se plaisait à la lutte et à tous les exercices généreux. Son caractère doux et aimable l’avait rendu populaire et appelait sur lui la bienveillance et le dévouement du plus grand nombre. Antonin, au contraire, portait partout la rudesse et la dureté de ses mœurs. Il méprisait les goûts de son frère, il affectait d’aimer la vie des camps. Violent dans toutes ses actions, il ne cherchait pas à persuader ; c’était par la terreur et non par la bienveillance qu’il voulait se faire des amis.
Leur mère essaya vainement de rapprocher deux frères divisés de sentiments jusque sur les objets les moins importants. Enfin, craignant les embûches mutuelles auxquelles le séjour de Rome les exposait, ils prennent la résolution de se partager l’empire. Ils assemblent les amis de leur père, et en présence de Julie, ils demandent que l’empire soit divisé; qu’Antonin reste maître de l’Europe, tandis que Géta régnera sur le continent opposé, sur l’Asie. La providence elle-même, suivant eux, avait fait ce partage, en jetant la Propontide entre les deux continents : « Antonin, ajoutaient-ils, aurait une armée campée près de Byzance ; Géta aurait la sienne à Chalcédoine en Bithynie ; ces deux armées, ainsi opposées l’une à l’autre, défendraient les frontières des deux empires et fermeraient le passage à tout ennemi. Les sénateurs nés en Europe resteraient à Rome. Ceux dont l’origine était asiatique devaient suivre Géta. Ce prince trouvait pour son empire un siège convenable à Antioche ou à Alexandrie, villes dont la grandeur, disait-il, le cédait à peine à celle de Rome. Les peuples du midi de l’Afrique, les Maures, les Numides et toute la patrie occidentale de la Libye devaient échoir à Antonin ; le reste de l’Afrique jusqu’à l’Orient appartiendrait à Géta. […]
Cependant la haine et la discorde faisaient de nouveaux progrès dans leurs cœurs. Fallait-il nommer un général, un magistrat, chacun d’eux voulait élever ses créatures. Rendaient-ils la justice, ils étaient divisés d’opinion, au grand détriment des citoyens, car ils avaient plus à cœur de se contredire que d’être justes.[…]
Extrait n° 2 : le meurtre de Géta par Caracalla
[…] Enfin, impatient de régner seul et dominé par sa violente ambition, Antonin se détermina à porter un coup décisif, funeste à son rival ou à lui-même, et à ne plus employer d’autre arme que le fer, d’autre moyen que le meurtre.
Il avait vu ses manœuvres secrètes échouer ; il voulut recourir, dans l’aveuglement de son ambition, à un acte de désespoir. Il envahit soudainement la chambre de son frère, qui ne s’attendait à rien de semblable ; il frappe Géta d’un coup mortel ; l’infortuné tombe et inonde de sang le sein de sa mère. Antonin, après avoir commis le crime, s’échappe aussitôt et parcourt le palais, s’écriant qu’il vient d’être préservé du plus grand péril, et qu’il n’a sauvé sa vie qu’avec peine. En même temps il ordonne à ses gardes de l’entraîner avec eux dans le camp, seule retraite, disait-il, qui pût garantir ses jours et le défendre ; car s’il restait au palais il était perdu. Les soldats ajoutent foi à sa frayeur, et, ignorant ce qui venait de se passer dans l’intérieur du palais, se précipitent sur ses pas et l’accompagnent. Le peuple, cependant, s’agite, étonné de voir l’empereur s’élancer en fuyard à travers la ville. Arrivé au camp, il se jette dans le temple où sont renfermés les enseignes et les images sacrées de l’armée. Il se prosterne, et fait aux dieux qui l’ont sauvé un sacrifice d’actions de grâces. Au bruit de cet événement, les soldats qui se baignaient ou se reposaient accourent dans le camp pleins d’effroi. Alors Antonin s’avance au milieu d’eux, et, sans avouer encore la vérité, il s’écrie « qu’il vient d’échapper aux embûches meurtrières de son ennemi, de l’ennemi de l’État (c’est ainsi qu’il désignait son frère) ; après avoir lutté longtemps, il a triomphé de son adversaire; le danger a été égal pour tous deux, mais enfin la fortune a laissé à Rome un empereur. » Antonin voulait, à la faveur de ce langage équivoque, faire deviner la vérité sans la dire.
En l’honneur de sa conservation et de son avènement au trône, il promet à chaque soldat deux mille cinq cents drachmes attiques et le double de la ration de blé ordinaire. Il ajoute même qu’ils peuvent aller chercher leur récompense dans les temples et dans les trésors publics, dissipant ainsi en un seul jour toutes les richesses que l’avarice tyrannique de Sévère avait amassées pendant dix-huit années de rapines. Les soldats, à qui ces largesses apprennent un crime dont on veut leur acheter le pardon, ne répondent aux citoyens qui parcourent la ville et publient le meurtre du prince, qu’en proclamant son assassin seul empereur et Géta ennemi de l’empire. Antonin passa la nuit dans le temple du camp. Le lendemain, plein de confiance dans la fidélité des troupes, que son or a gagnées, il marche au sénat accompagné de tous ses soldats, armés comme pour une expédition, et non comme pour un simple cortège. Après avoir fait un sacrifice, il entre au sénat, monte sur le siège impérial et prononce le discours suivant :
« L’homme accusé d’avoir tué un de ses proches devient sur-le-champ un objet d’exécration : je ne l’ignore pas. Au seul nom de parricide, mille voix s’élèvent contre le meurtrier. La pitié s’attache au vaincu, et l’envie à celui qui triomphe; le premier est toujours innocent, le second toujours coupable. Mais qu’un homme éclairé et impartial réfléchisse sur le funeste événement dont gémit l’empire ; qu’il en recherche les causes et l’origine, et il pensera sans doute que la justice non moins que la nécessité font à l’homme un devoir de prévenir un crime plutôt que d’en être la victime innocente; car on succombe alors doublement malheureux, puisqu’on laisse après soi la mémoire d’un lâche, tandis que le vainqueur peut s’enorgueillir à la fois de son bonheur et de son courage. Les tortures des complices de Géta vous révéleront, sénateurs, les empoisonnements, les pièges sans nombre auxquels a échappé ma vie. J’ai fait conduire ici tous les ministres de ses perfidies, pour que vous puissiez connaître la vérité tout entière. Quelques-uns ont déjà été interrogés, et vous entendrez leurs aveux. J’étais avec ma mère, quand il vint à moi, accompagné d’assassins armés. Le ciel permit que je pénétrasse ses intentions, et je me vengeai d’un ennemi, car ce n’était plus un frère : il en avait abjuré tous les sentiments. Non seulement la justice, mais tous les exemples autorisent la punition d’un agresseur. Le fondateur de cette ville, Romulus, ne souffrit pas de son frère une simple raillerie. Je ne rappellerai point le sort de Germanicus, frère de Néron, ni celui de Titus, frère de Domitien. Mais Marc-Aurèle, ce prince qui tenait tant à son renom de philosophie et d’humanité, ne put supporter un outrage de Lucius Vérus son gendre, et il le fit assassiner. Pour moi, c’est après avoir couru les hasards de vingt empoisonnements, c’est à la vue d’un poignard prêt à me frapper, que je me suis vengé d’un ennemi. Car, je le répète, il ne mérite pas un autre nom. Votre devoir, sénateurs, est de rendre d’abord grâce aux dieux qui vous ont du moins conservé un de vos princes, et de bannir ensuite toute division, toute discorde, pour réunir sur un seul empereur vos affections et vos légitimes espérances. Jupiter, qui seul possède l’empire parmi les dieux, n’a aussi voulu donner à la terre qu’un seul maître. »
Hérodien Histoire romaine depuis la mort de l’Empereur Marc Aurèle jusqu’à l’avènement de Gordien III, traduit du grec par Léon Halévy, livre IV- Paris, librairie Firmin Didot Frères Fils et Cie, 1860, extraits
Mise en ligne et texte de présentation : Cécile Dunouhaud
Choix du texte : Ludovic Chevassus