De la guerre à la paix, une grille de lecture de Alexandre Andreïevitch Sviétchine (Александр Андрееевич Свечин). Cet auteur majeur et longtemps ignoré en Occident est né le 29 à Odessa dans une famille engagée dans l’armée impériale russe. Après des études au 2ème corps des cadets et à l’école d’artillerie Mikhaïlovsky situés à Saint-Pétersbourg, il sort diplômé de l’Académie d’état-major général Nicolas en 1903 et est affecté à l’état-major général. S’il participe à la guerre russo-japonaise et à la Première Guerre mondiale, Sviétchine finit par rejoindre le camp bolchévique en 1918, contrairement à son frère Mikhail. Il est alors nommé professeur à l’Académie d’état-major général de l’Armée rouge des ouvriers et des paysans par Trotsky.

Considéré comme le Clausewitz russe, son goût pour l’écriture et la stratégie l’amène en 1926 à rédiger et à publier  Stratégie, qui devient vite la lecture obligatoire des écoles militaires soviétiques. Critique envers Staline, il meurt dans les purges staliniennes le 28 juillet 1938.

Dans les deux extraits qui suivent, Sviétchine revient sur les concepts de guerres d’usure et de destruction ainsi que sur  le rapport entre la guerre et la paix. Pour lui, usure et destruction constituent deux moyens, deux voies vers la victoire. Les armées modernes et les capacités industrielles des puissances rendent la victoire par destruction rapide des forces adverses assez improbables, du moins très difficile. Aussi préfère-t-il l’attrition, l’usure, pour éviter de prendre des risques énormes dans la recherche d’une victoire rapide détruisant toutes les forces adverses d’un seul mouvement. Cette recherche d’un anéantissement militaire risque aussi de détourner des buts politiques initiaux.

L’attrition chez Sviétchine peut être résumée de la façon suivante : multiplier les buts intermédiaires menant vers la victoire et non chercher un coup décisif, unique, mais extrêmement risqué.

 

Ici, il s’agit d’une traduction personnelle en français, inédite.

NB : on trouve deux orthographes, Svetchine ou Sviétchine.


 

Extrait n°1

Victoire par destruction et attrition

[…] Ce serait une erreur de comprendre la victoire par la destruction et la victoire par l’usure comme des moments qui peuvent exister simultanément dans une lutte, dans le sens où l’un est à l’offensive et l’autre à la défensive. Si une frappe destructrice est réalisable et tentée par un camp, le camp adverse est contraint d’organiser ses contre-attaques selon la logique de destruction. Si la destruction n’est pas envisageable, alors, même si les deux parties ne juraient que par Napoléon et n’élaboraient que des plans de destruction, la lutte tomberait dans l’ornière de l’usure, malgré la masse d’efforts gaspillés en vain. Il en fut ainsi pendant la guerre mondiale, où tous les états-majors, qui ne pensaient qu’en termes de destruction, subirent un cruel fiasco.

Mais la lutte armée n’est qu’une partie de la lutte politique globale. La politique et la stratégie doivent être strictement coordonnées. Ce n’était pas le cas en 1920, lorsque Lénine a opéré un virage radical vers une politique d’usure, alors que nous, stratèges, continuions à développer les mêmes tendances doctrinaires de gauche que Lénine avait attaquées sur les fronts diplomatique, syndical, du parti et économique.

Ainsi, la tâche de la politique est de définir une guerre future non seulement comme une guerre défensive ou une guerre offensive, mais comme une guerre d’usure ou une guerre de victoire par destruction.

En 1870, Bismarck avait assez peur que d’autres puissances interviennent dans la guerre franco-prussienne, et estimant que les conditions politiques favorables dans lesquelles se trouvait la Prusse ne seraient que temporaires, il préconisa une frappe destructrice rapide contre la France par une attaque contre Paris plutôt qu’un blocus.

Les stratèges de la vieille école disaient généralement que tout retard dans la guerre se ferait au détriment de l’attaquant. Ceci est valable si nous n’avons à l’esprit que la stratégie de destruction et limitons le concept d’offensive au seul front militaire. Cependant, si une offensive signifie la poursuite d’objectifs positifs contrairement à une défensive, qui poursuit des objectifs négatifs, on peut entrevoir la possibilité d’une offensive politique et économique qui demanderait beaucoup de temps pour avoir un effet sur l’ennemi et pour laquelle la prolongation de la guerre pourrait être bénéfique. Toutes les tentatives des Russes pour infliger un coup de frappe destructeur au Daghestan ont échoué, mais une fois que les Russes ont organisé une guerre d’usure systématique et coupé la Tchétchénie, qui approvisionnait le Daghestan en céréales, Shamil a été vaincu et le Daghestan a été conquis. Pendant la guerre mondiale, l’Entente a poursuivi des objectifs très actifs contre l’Allemagne, essayant de désarmer complètement l’Allemagne au sens militaire et économique, mais a utilisé des méthodes d’usure, et le temps a travaillé en faveur de l’offensive politique de l’Entente plutôt qu’en faveur de l’Allemagne.

Le fait qu’une guerre d’usure puisse conduire à la réalisation des buts ultimes les plus décisifs et à l’épuisement physique complet de l’ennemi ne nous permet jamais d’accepter l’expression « une guerre à buts limités ». En fait, la stratégie d’attrition, contrairement à une stratégie de destruction, implique des opérations aux objectifs limités jusqu’au moment de la crise finale, mais les objectifs de la guerre elle-même peuvent être loin d’être modestes.

Élaborer son choix de destruction ou d’attrition dans l’énoncé de l’objectif politique est d’une importance capitale pour guider toute activité militaire, mais il est encore plus important pour le choix correct d’une ligne de conduite politique et l’organisation des préparatifs économiques, car ces derniers peuvent être dirigés dans des voies complètement opposées selon qu’on se prépare à des développements rapides d’intensité maximale ou au développement d’opérations prolongées et successives. Une guerre de destruction peut être menée principalement au moyen de fournitures stockées en temps de paix, et les achats étrangers effectués avant la guerre peuvent être extrêmement appropriés dans ce cas. Un grand État peut fonder une guerre d’usure exclusivement sur le travail de sa propre industrie pendant la guerre : parce qu’une industrie militaire peut se développer exclusivement au moyen d’approvisionnements militaires et la maintenir inactive en temps de paix tout en faisant des achats à l’étranger est plus un crime qu’une erreur. Les préparatifs d’une guerre d’usure doivent avant tout démontrer le souci du développement proportionnel global et de la santé de l’économie nationale, car naturellement une économie malade ne pourra pas résister aux épreuves sévères de l’usure.

 

Aleksandr A.Svechin Stratégie, chapitre « Stratégie et politique », p. 94-99

Traduction personnelle

Extrait n°2

Le but politique et la paix

La guerre n’est pas une fin en soi mais est menée dans le but de conclure une paix à certaines conditions. Pour déterminer l’objectif politique d’une guerre, un homme politique doit garder à l’esprit les positions sur les fronts militaire, social et économique dont la capture le placerait dans une position favorable pour mener des pourparlers de paix. Lors des pourparlers de paix, il est extrêmement important d’essayer d’éviter de gagner de nouveaux avantages ; on devrait agir comme le camp qui a déjà ce dont il a besoin ou qui a un pion de valeur qui peut être échangé contre ce dont il a besoin. Si la guerre mondiale s’était terminée sans catastrophe pour l’Allemagne, l’Allemagne aurait pu compter obtenir tout ou partie de ses colonies en échange de la Belgique occupée par l’Allemagne.

L’importance pratique du programme des réalisations exigées d’une guerre est très grande dans le cas d’une guerre d’usure. Pendant la guerre mondiale, la Grande-Bretagne a dépensé des centaines de milliers de soldats et de vastes ressources matérielles pour conquérir directement toutes les colonies allemandes. Cette décision était plus appropriée aux intérêts purement britanniques que si elle avait évité des dépenses de milliards en guerres coloniales et dirigé les mêmes ressources vers les théâtres européens en pensant que le sort des colonies serait résolu par la victoire sur la métropole allemande et que les colonies pourraient ainsi être obtenues sans aucun effort, comme le fruit mûr d’un arbre. Les impérialistes russes, qui rêvaient du Bosphore, n’étaient guère sur la bonne voie lorsqu’ils supposaient que les clés du Bosphore étaient à Berlin, qu’ils se contentaient des promesses de leurs alliés et qu’ils évitaient d’entreprendre des opérations directes contre le Bosphore. Chaque fois, les forces affectées à cette opération étaient jetées dans la cagnotte commune de l’Entente et envoyées sur le front germano-autrichien. On ne pouvait qu’être d’accord avec la logique des actions de la Russie si la guerre se dirigeait vers la destruction. Cependant, dans les conditions réelles de la guerre mondiale, cette logique indiquait simplement que les Russes n’avaient pas une idée suffisamment claire des objectifs qu’ils poursuivaient et manquaient de volonté pour les poursuivre, ce qui était caractéristique de la position politique dépendante de la Russie pendant la guerre mondiale.

Aleksandr A.Svechin Stratégie, chapitre « Stratégie et politique », p. 94-99

Traduction personnelle

 

Proposition et traduction : Ludovic Chevassus

Mise en forme : Cécile Dunouhaud