La religion et la foi dans la noblesse bretonne dans les années 1770
» (…) Le jour de l’Ascension 1775, je partis de chez ma grand’mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J’avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blancs, et une ceinture de soie bleue. Nous montâmes à l’Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s’envieillissait d’un quinconce d’ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce, on entrait dans le cimetière : le chrétien ne parvenait à l’église qu’à travers la région des sépulcres : c’est par la mort qu’on arrivait à la présence de Dieu.
Déjà les religieux occupaient les stalles ; l’autel était illuminé d’une multitude de cierges ; des lampes descendaient des différentes voûtes : il y a dans les édifices gothiques des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers me vinrent prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le ch¦ur. On y avait préparé trois sièges : je me plaçai dans celui du milieu ; ma nourrice se mit à ma gauche ; mon frère de lait à ma droite.
La messe commença : à l’offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières ; après quoi on m’ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex-voto au-dessous d’une image de la Vierge. On me revêtit d’un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l’efficacité des v¦ux ; il rappela l’histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l’Orient avec saint Louis ; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine, cette Vierge de Nazareth, à qui je devais la vie par l’intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu. (…)
On ne sait plus ce que c’est ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de la patrie avaient l’air de se réjouir ; Noël, le premier de l’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean étaient pour moi des jours de prospérité. (…) Lorsque, dans l’hiver, à l’heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule ; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies, dans leurs heures ; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en ch¦ur le Tantum ergo (…), j’éprouvais un sentiment extraordinaire de religion (…) ; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos v¦ux (…). Vouée à la Vierge, je connaissais et j’aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien : son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée, avec quatre épingles, à la tête de mon lit (…). »
François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe. Première partie. Livre I [rédigé en 1812]. Paris, Le Livre de Poche, coll. » La Pochothèque « , 1998, LXV-1 849 p., pp. 28-29, 34-36.