I. L’Eglise contre les marchands : la théorie

« Quelques textes célèbres semblent mettre le marchand à l’index. Ils se résument dans une phrase fameuse relevée dans le droit canon au XIIe siècle : Homo mercator nunquam aut vix potest Deo placere – le marchand ne peut plaire à Dieu, ou difficilement. Les documents ecclésiastiques, quant à eux donnent des listes de professions interdites, illicita negocia, ou de métiers déshonorants, inohesta mercimonia, y font presque toujours figurer le commerce. Voilà le marchand rejeté semble-t-il, par l’Eglise, en compagnie des prostituées et autres chirurgiens…

Quels sont les motifs de cette condamnation ? Il y a d’abord le but même du commerce : le désir du gain, la soif de l’argent, le lucrum. La littérature et l’art médiévaux nous ont gardé l’image que ses contemporains avaient du marchand avide de profit et par là, en conflit avec la morale chrétienne, châtié par Dieu et par l’Eglise. Les marchands se retrouvent donc au cercle infernal où sont les amants de la richesse. La première cause de leur condamnation, c’est de commettre inévitablement par le but de cette activité, l’un des péchés capitaux : l’avaritia, la cupidité.

Ensuite vient l’usure. Plus précisément, le marchand et le banquier sont appelés par leur métier à accomplir des actions condamnées par l’Eglise, des opérations illicites dont la plupart rentrent sous la dénomination d’usure. Par usure, l’Eglise entend toute tractation comportant le paiement d’un intérêt. Ce point de vue est défendu par les Textes, l’un tiré de l’Ancien Testament, l’autre du Nouveau :

Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt ni pour argent, ni pour vivres, ni pour aucune chose qui se prête à intérêt. (Deutéronome, XXIII, 19-20)
Le Christ dit : « Si vous ne prêtez qu’à ceux dont vous espérez restitution, quel mérite avez-vous ? Car les pécheurs prêtent aux pécheurs afin de recevoir l’équivalent… Prêtez sans rien espérer en retour et votre récompense sera grande » (Luc, VI, 34-5). »

II. L’Eglise et les marchands : la pratique

« Très tôt, l’Eglise a protégé les marchands dans la réalité de la vie de tous les jours. Tous les efforts fournis par l’Eglise ne pouvaient que favoriser l’activité des marchands, la « trêve de Dieu » joue dans le sens du commerce. Ce but est parfois explicitement exprimé. Non seulement dans la pratique, l’Eglise ne peut rien contre les marchands et leur économie ; de plus celle-ci comprend très rapidement l’utilité et la nécessité des marchands pour la communauté. Dès la fin du XIIIe siècle, les marchands sont perçus comme des personnes travaillant pour le bénéfice de tous et qui font œuvre d’utilité publique en apportant et emportant les marchandises aux foires. Echanges commerciaux importants pour la nation mais aussi pour le commerce international. L’Eglise comprend donc que l’économie des pays est fortement dépendante des échanges extérieurs, le marchand devient un instrument de Dieu. »

Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen-Age, PUF, Que sais-je ?, 1993.

—-

Calvin : « Le prêt à intérêt ».

 » Monsieur et bien-aimé frère,

J’eusse été plus diligent à vous répondre sur les trois points dont vous m’aviez demandé mon opinion, n’eût été le scrupule que je fais de toucher à une matière si chatouilleuse qu’est celle qui est contenue dans vos lettres : à savoir si les ministres peuvent bailler argent à profit.

Car de condamner une telle façon de prêter, il y aurait une trop grande rigueur et qui pourrait engendrer beaucoup de répliques. de fait je n’oserai pas affirmer qu’il en soit licite.

Mais d’autre part, quand je regarde à combien de calomnies et de scandales cela est sujet et aussi que plusieurs entendent quelque condition modérée pour se dispenser plus qu’il ne leur est permis, je m’abstiendrais volontiers de répondre à cette question. Le plus sûr et expédient serait de ne point entrer en telles pratiques ou contrat. Et ce n’est pas sans cause que Jérémie proteste que les débats qu’il soutenait ne venaient point d’avoir prêté ni emprunté. Ainsi quand un ministre se passera de faire tel profit ce sera bien le meilleur.

Mais pour ce que cela est plus supportable que de marchander ou de mener quelque train dont il soit distrait de son office, je ne vois point pourquoi le fait doive être condamnable en général. Mais cependant je voudrait bien qu’on y gardât quelque modération, que ce ne fut point pour en tirer profit certain ; mais qu’on se contentât, en baillant son argent à quelque marchand homme de bien, de se rapporter à sa foi et loyauté à ce qu’il en fut équitable, selon Dieu… »

Lettre à François Morel, sieur de Collonge.

—-

Luther : « Du commerce et de l’usure »

« On ne peut nier qu’acheter et vendre soit une chose indispensable. On ne peut l’éviter, mais on doit en faire un usage chrétien, en particulier pour le choses qui sont nécessaires ou honorables. Les patriarches, eux-aussi, ont vendu et acheté du bétail, de la laine, des grains, du beurre et d’autres marchandises. Ce sont des dons de Dieu qu’il fait sortir de la terre et distribue aux hommes. Il n’en est pas de même du commerce qui se fait avec l’étranger et de celui qui fait venir des Indes ou d’ailleurs des marchandises comme des soies précieuses, des ouvrages d’or, des épices. Tout cela ne sert à rien, c’est de la pure ostentation, cela ne fait que sucer l’argent des gens et du pays. Cela ne devrait être toléré, si nous avions un bon gouvernement et un bon prince.

Dieu nous a fait, nous Allemands, pour donner notre or et notre argent aux pays étrangers, pour enrichir le monde entier et rester nous-mêmes des mendiants. L’Angleterre aurait moins d’or si l’Allemagne lui laissait ses étoffes. Le roi du Portugal en aurait moins aussi si nous lui laissions ses épices. Calcule combien une foire de Francfort fait sortir d’Allemagne sans raison et sans profit de l’argent, tu t’étonneras qu’il y ait encore un liard… Francfort est le trou par où s’écoulent l’argent et l’or frappés et monneyés chez nous. Si ce trou était bouché, on n’entendrait pas les gens se plaindre qu’il n’y ait partout que des dettes et pas d’argent. Tout le pays, toutes les villes sont écrasées et épuisées par les intérêts à payer. Mais les choses sont ainsi, il n’y a rien à faire. Les Allemands doivent rester Allemands, nous ne renoncerons à rien à moins d’y être obligés. Nous voulons parler ici des abus et des péchés du commerce seulement en tant qu’ils touchent la conscience. Pour ce qui concerne les dommages causés à la bourse, laissons les princes et les seigneurs s’en occuper comme c’est leur devoir…

Il y a des gens qui ne se font pas scrupule de vendre leurs marchandises à crédit et à terme plus cher qu’au comptant. Il y en a qui ne veulent rien vendre au comptent et qui ne vendent qu’à terme, et cela pour gagner le plus d’argent possible. C’est manifestement contraire à la parole de Dieu, à la raison et à toute justice. C’est un pur arbitraire, de l’avarice, un péché contre le prochain dont on ne considère pas le dommage. On le pille, on le vole, on ne cherche pas à gagner à peu près sa vie, mais on agit par avarice et désir de gain. D’après le droit divin, il ne faut pas vendre à crédit ou à terme plus cher qu’au comptant.

Il y a aussi des gens qui vendent leurs marchandises plus cher qu’elles ne valent au marché et ne sont couramment vendues. Ils élèvent le prix de marchandises sans autre raison que celle-ci : ils savent que cette marchandise manque dans le pays, qu’il ne doit pas en arriver prochainement et qu’on en a besoin. C’est une coquinerie de l’avarice de regarder à la nécessité du prochain non pas pour lui venir en aide, mais pour s’enrichir à ses dépens. Ceux qui agissent ainsi sont des voleurs publics, des larrons, des usuriers. Il y a aussi des gens qui achètent tout ce qu’il y a d’un bien ou d’une marchandise dans un pays ou dans une ville. Ils ont ainsi à eux-seuls, ce bien entièrement en leur puissance ; ils en fixent et en élèvent le prix et peuvent le vendre aussi cher qu’ils le veulent. Nous avons dit que le principe d’après lequel chacun pourrait vendre son bien aussi cher qu’il le voudrait serait faux et non chrétien. Il est encore plus abominable d’accaparer une marchandise. Le droit impérial et le droit humain le défendent. C’est ce qu’on appelle des monopoles ; ce sont des achats intéressés qu’il ne faut pas souffrir dans un Etat ou dans une ville. Les princes et les seigneurs l’interdiraient et le puniraient, s’ils voulaient s’acquitter de leur charge. Ces marchands, en effet, agissent, comme si les créatures et les biens de Dieu avaient été faits et donnés pour eux-seuls et comme s’ils avaient le droit de les prendre aux autres et d’en fixer le prix à leur fantaisie. »