Un économiste livre ses réflexions sur l’histoire des populations.

Des lois cachées dès l’origine du monde

La règle à laquelle les sociétés ont longtemps été soumises, avant l’âge industriel, est simple et désespérante. De la nuit des temps jusqu’au XVIIIe siècle, le revenu moyen des habitants de la planète est resté stagnant. Chaque fois qu’une société commence à prospérer, parce qu’elle découvre par exemple une technologie nouvelle, un mécanisme immuable se met en effet en place qui en annule la portée. La croissance économique entraîne la croissance démographique : la richesse augmente la natalité et réduit la mortalité, celle des enfants et des adultes. Mais la hausse de la population fait baisser progressivement le revenu par tête. Vient fatalement le moment où la population bute sur l’insuffisance des terres disponibles pour se nourrir. Trop nombreux, les hommes doivent mourir, par la faim ou la maladie. Famines et épidémies viennent invariablement briser l’essor des sociétés en croissance.

Cette loi dite de Malthus a fait couler beaucoup d’encre, mais a finalement résisté à l’examen de ses critiques. Grâce aux travaux des historiens de l’économie, on peut évaluer en dollars ou en euros d’aujourd’hui le revenu qui a prévalu au cours des siècles. Le niveau de vie d’un esclave romain n’est pas significativement différent de celui d’un paysan du Languedoc au XVIIe siècle ou d’un ouvrier de la grande industrie du début du XIXe. Il est proche de celui des pauvres du monde moderne : autour d’un dollar par jour.

L’espérance de vie donne une indication convergente. En moyenne, elle reste proche de trente-cinq ans tout au long de l’histoire humaine, aussi bien pour les chasseurs-cueilleurs, tels qu’on les observe aujourd’hui dans les sociétés aborigènes, que pour les premiers ouvriers de l’industrie moderne, à l’aube du XIXe siècle. L’examen des squelettes montre aussi que les conditions matérielles […] ne devaient guère être très différentes à l’époque des chasseurs-cueilleurs et à l’aube du XIXe siècle.

La loi de Malthus invalide les catégories habituelles du bien et du mal […] Tout ce qui contribue à accroître la mortalité se révèle en effet une bonne chose, car elle réduit la compétition pour les terres disponibles. L’hygiène publique, à l’inverse, se retourne contre les sociétés qui la respectent. Si l’Européen est en moyenne plus riche que le Chinois au début du XVIIIe siècle, c’est parce qu’il est sale. À son plus grand profit, l’Européen ne se lave pas, alors que le Chinois ou le Japonais se baigne chaque fois que possible. Les Européens, quelles que soient les classes sociales, ne trouvaient rien à redire à des toilettes adjacentes à leurs habitations, en dépit des problèmes d’odeur. Les Japonais sont en comparaison des modèles absolus de propreté. Les rues sont régulièrement lavées, on enlève ses chaussures avant d’entrer chez soi… Ce qui explique qu’ils soient plus nombreux, et plus pauvres. C’est le règne de la prospérité du vice.


Daniel Cohen, La prospérité du vice. Une introduction inquiète à l’économie, Albin Michel, 2009, p. 13-15.

 


1. Selon l’auteur, quelle règle cachée dans le premier paragraphe semble caractériser l’histoire des sociétés humaines ? Expliquez en quoi la période autour des années 1280 peut illustrer son propos.

2. Comment cette règle cachée est-elle communément appelée ?

3. Quel paradoxe apparaît lorsqu’il est question d’hygiène publique ?