Le sac de Rome (1527) : réflexions de Valdés

Lactance, gentilhomme de la cour, rencontre à Valladolid l’archidiacre du Viso qu’il a connu autrefois à Rome et qui a fui la Ville Eternelle, indigné par ce qu’il a vu et subi.

 » L’ARCHIDIACRE : Voyons donc, sire Lactance, vous croyez qu’il y a de quoi se réjouir parce que l’empereur a fait à Rome ce que jamais les infidèles n’y avaient fait, parce que, pour satisfaire sa rancune personnelle et se venger de je ne sais quoi, il a voulu détruire le Siège apostolique avec la plus grande ignominie, la plus grande irrévérence, la plus grande cruauté qu’on ait jamais entendue ou vue ? Je sais bien que les Goths s’emparèrent de Rome, mais ils ne touchèrent pas à l’église Saint-Pierre, ils ne prirent rien des reliques des saints, ils ne touchèrent pas aux choses sacrées. Ces demi-chrétiens marquèrent ainsi leur respect, tandis qu’aujourd’hui nos chrétiens (mais méritent-ils ce nom ? je ne sais) n’ont épargné ni les églises, ni les monastères, ni les reliquaires ; ils ont tout violé, tout volé, tout profané, et je m’étonne que la terre ne s’ouvre pas devant eux et devant ceux qui ont ordonné et laissé faire cela. Que croyez-vous que vont dire les Turcs, les maures, les juifs et les luthériens en voyant qu’on traite si mal la tête de la Chrétienté ? Ô Dieu qui permets de telles choses ! Ô Dieu qui tolères de si grands maux ! C’était donc là le secours que le Siège apostolique attendait de son défenseur ? C’était donc là l’honneur que l’Espagne attendait de son roi si puissant ? C’étaient donc là la gloire, le bonheur, le progrès qu’attendait toute la Chrétienté ? C’est pour cela que ses grands-parents avaient acquis le titre de Catholiques ? C’est pour cela qu’ils avaient réuni tant de royaumes et de seigneuries sous un seul sceptre ? C’est pour cela qu’il avait été élu empereur ? C’est pour cela que les pontifes de Rome l’avaient aidé à chasser les Français d’Italie, pour qu’en un seul jour il défît tout ce que ses prédécesseurs, au prix de tant de peine et en une foule d’années, avaient fondé ? Toutes ces églises, tous ces monastères, tous ces hôpitaux, où l’on servait et honorait Dieu, détruits et profanés ! Tous ces autels et l’église du prince des Apôtres elle-même couverts de sang ! Toutes ces reliques volées et abîmées par des mains sacrilèges ! C’est pour cela que ses prédécesseurs avaient assemblé tant de choses saintes dans cette ville ? C’est pour cela qu’ils avaient donné de riches ornements d’or et d’argent, pour que lui, qui n’avaient rien donné, vînt tout voler, tout défaire, et tout détruire ? Dieu souverain ! Est-il possible que pareille cruauté, pareille offense, une audace aussi abominable, une action aussi effrayante, une impiété aussi exécrable ne reçoivent pas un très sévère, un très lourd, un très manifeste châtiment ? Je me demande si vous vous rendez compte de la situation ici ; et si vous vous en rendez compte, je me demande comment vous pouvez en prendre ainsi votre parti.

LACTANCE : J’ai suivi avec attention tout ce que vous avez dit. Certes, j’ai entendu beaucoup de gens parler de ces événements, mais vos accusations et vos blâmes me semblent plus graves que les autres. Cependant, vous êtes bien mal informé et je crois que ce n’est pas la raison, mais le ressentiment de ce que vous avez perdu qui vous fait parler ainsi. Je ne veux pas user de passion comme vous : ce serait crier inutilement. J’espère néanmoins, car je connais votre sagesse et votre jugement droits, avant de me séparer de vous, vous faire entendre à quel point vos propos étaient peu fondés. Je vous demande seulement de m’écouter attentivement et de m’arrêter à chaque fois qu’il le faudra, pour que vous n’ayez plus aucune sorte de doute.

L’ARCHIDIACRE : Dites ce que vous voudrez ; je vous tiendrai pour un orateur supérieur à Cicéron si vous êtes capable de défendre cette cause.

LACTANCE : Je veux seulement que vous me teniez pour le plus grand sot du monde si je ne la défends pas avec les arguments les plus évidents et les plus claires raison. D’abord, je vais vous montrer que l’empereur n’a aucune responsabilité dans ce qui s’est passé à Rome ; ensuite, que tout ce qui a au lieu a été manifestement voulu par Dieu afin de punir cette ville où, avec un grand mépris de la religion chrétienne, régnaient tous les vices que la malice des hommes a pu inventer. Il s’agissait, par ce châtiment, de réveiller le peuple chrétien pour que, une fois guéri des maux dont il souffre, nous ouvrions les yeux et vivions en chrétiens, nous qui sommes si fiers de ce nom.  »

Alfonso de VALDES, Dialogo de las cosas ocurridas en Roma, traduction dans Joseph PEREZ, L’Espagne du XVIe siècle, Paris, Armand Colin, 1973, p. 131 – 133.

—-

Le sac de Rome (1527) par Jacques Buonaparte

« L’armée, renonçant au siège du fort [Château Saint-Ange], se divisa en plusieurs corps et se porta sur différents quartiers. Elle apercevait à son passage les pères et les mères de famille, placés au seuil des palais ou à l’entrée de leurs maisons, désolés de la perte de leurs enfants tués dans le combat, et consternés des malheurs qui menaçaient encore leur misérable cité. Ces infortunés, vêtus de leurs habits de deuil, offraient aux ennemis leurs maisons, leurs meubles, tous leurs biens, et fondant en larmes, demandaient d’une voix suppliante qu’on leur fît grâce de la vie. Ces prières touchantes ne pouvaient fléchir le cœur de ces féroces soldats ; comme si le son des tambours et des trompettes les eût animés au carnage, ils se jetèrent le fer à la main sur ces malheureux, en firent un massacre horrible, et sans distinction d’âge, de sexe, ni de lieu, égorgèrent tout ce qui s’offrait à leur vue. Les étrangers ne furent pas plus épargnés que les Romains, parce que les meurtriers tiraient indifféremment sur les uns ou les autres, sans autre motif que la soif du sang. Exaspérés par la mort de leur chef [le connétable de Bourbon], ils se souillèrent de cruautés dont l’histoire offre à peine d’autres exemples. Ne trouvant plus personnes qui leur fît résistance, ils devinrent en peu de temps complètement maîtres de cette antique et noble cité, où se trouvaient accumulés des trésors tels qu’ils eussent suffi à l’armée la plus avide de pillage. (…)

De leur côté, ils [les troupes allemandes] se mirent à arrêter les passants ou les Romains qu’ils trouvaient sur le seuil de leurs portes et qui leur demandaient merci ; ils les contraignaient à leur ouvrir leurs appartements, d’où ils emportaient ensuite tout ce qui était à leur convenance.

Ils ne se bornèrent pas à ces vols ; ils violèrent indifféremment toutes les femmes qu’ils rencontraient. (…)

Les maisons particulières n’étaient pas le seul théâtre de ces scènes abominables ; elles se passaient encore dans les temples saints, dans les chapelles consacrées à Dieu, où des dames et demoiselles de tout rang, jetant des cris perçants et fondant en larmes, s’étaient réfugiés, pleines d’espérance dans la protection divine. Maintenant aucune force humaine ne pouvait les mettre à l’abri du danger. Elles y furent découvertes par les hérétiques auxquels se joignirent bientôt les Italiens, et essuyèrent même traitement que dans les habitations particulières. (…)

Les couvents de religieuses ne furent pas plus épargnés que les églises. Ces audacieux contempteurs des objets respectés par les fidèles entrèrent comme des loups enragés dans une bergerie, et transformèrent ces retraites sacrées en un lieu de débauches, où ils assouvissaient par les obscénités les plus révoltes leur atroce brutalité. Ils mettaient le feu partout où les habitants faisaient mine de se défendre. (…)

Lorsqu’ils eurent un peu apaisé leur soif de sang, ils portèrent leur attention sur les immenses richesses des lieux saints. Les luthériens, qui composaient en grande partie cette armée, pouvaient ne se croire tenus à aucune espèce de ménagements. À peine avaient-ils mis le pied dans une église, qu’ils portaient leurs mains ensanglantées sur les calices, images, croix ou vases précieux qui frappaient leurs regards. S’ils trouvaient des reliques, ils les jetaient par terre d’un air de dédain. (…) Ils détachaient des murs les images des Saints qui les ornaient, pour les salir, les déchirer ou les brûler. Ils barbouillaient les peintures à fresques. Quelques-uns d’entre eux allèrent dans les sacristies se revêtir des habits sacerdotaux, et, montant sur l’autel, ils officiaient par dérision comme des ministres de la religion ; seulement au lieu de prières, ils proféraient d’horribles blasphèmes. »

Sac de Rome au temps du pape Clément VII de Médicis, en 1527, par Jacques Buanoparte, gentilhomme de San Miniato, dans Choix de chroniques et mémoires sur l’histoire de France, avec notices biographiques, J. A. C. Buchon, Paris, 1836, Desrez, p. 204-206.