La rénovation des Jeux olympiques par le Baron Pierre de Coubertin à la fin du XIXème siècle suscite très vite l’intérêt de nombreux cercles conscients de l’intérêt. Parmi eux, les associations se consacrant au handicap en perçoivent très vite le bénéfice. C’est ainsi qu’en août 1924 se tiennent à Paris les premiers « Jeux silencieux », qualifiés officieusement d’olympiques, qui réunissent des athlètes amateurs atteints de surdité et/ ou muets.

Eugène Rubens-Alcais

Les jeux silencieux (actuels Deaflympics) ont pour principal initiateur Eugène Rubens-Alcais [1884-1963]. Devenu sourd à l’âge de 10 ans, Eugène intègre en 1893 l’Institut National des Sourds et Muets de Saint Hyppolyte du Fort, dans le Gard. Vite passionné par le sport en général  et le cyclisme en particulier, il décide de s’investir dans le secteur sportif en lien avec son handicap. En 1900, Eugène Rubens-Alcais organise le 1er championnat de France de cyclisme Sourds et prend conscience à ce moment de la capacité du sport à fédérer les individus. En parallèle et suivant ses intuitions, il est en plus le créateur du Club Cycliste des Sourds-Muets (1899), du Club Sportif des Sourds-Muets de Paris (1911), et du journal Le Sportman Silencieux (1914), entre autres !

Son idée se renforce après la Première Guerre mondiale : de nombreux poilus survivants de la Grande Guerre, devenus sourds, rejoignent les fédérations sportives des sourds et muets. En 1922, suivant l’exemple donné par Coubertin, Eugène Rubens-Alcais formule l’idée de Jeux internationaux réunissant les sourds-muets. L’idée prend forme et les jeux se tiennent finalement à Paris. 9 nations sont représentées : Belgique, France, Royaume-Uni, Hongrie, Italie, Lettonie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, pour un total de 148 athlètes (147 hommes et … une femme !) sourds et malentendants. Sept disciplines sont disputées : l’athlétisme (9 épreuves), la natation (5 épreuves), le football (l’équipe de France bat l’Angleterre par 2 buts à 0), le tennis, le cyclisme et le tir sportif.

Si la presse sportive ne s’emballe pas particulièrement pour la tenue de ces premiers jeux paralympiques et ne couvrent pas de manière régulière les épreuves, quelques articles paraissent néanmoins et permettent de saisir l’organisation de ces jeux qui d’emblée se veulent mixtes, une première pour des jeux internationaux. Le premier extrait provient de la revue Le Miroir des sports et permet de saisir en partie pourquoi la presse spécialisée ne s’intéresse que modérément aux manifestations sportives opposant des individus handicapés. Le second, plus développé, émane de la gazette des sourds-muets, soit de la presse spécialisée dans le handicap et ne manque pas de souligner le peu d’intérêt que suscitent ces jeux auprès des politiques, malgré leur succès qui ouvre la voie au handisport.


Extrait n°1, les jeux silencieux, une victoire du sport amateur

Les « Jeux Internationaux Silencieux », qui se sont déroulés la semaine dernière, ont été suivis avec attention et bienveillance par les sportifs. La course à pied et le football au Stade Pershing, la natation à la piscine des Tourelles, le cyclisme à la Piste Municipale et sur la route de Champigny, le tennis à Neuilly n’ont pas seulement rassemblé un public de Sourds et Muets. Ces épreuves internationales, qui ont mis aux prises les «Silencieux» d’Angleterre, de Belgique, de Hollande, de Hongrie, de Pologne, de Tchéco-Slovaquie et naturellement de France, ont attiré ceux qui à Paris s’intéressent à tout effort athlétique sérieux.

Les Français, sauf en natation et dans le double hommes de tennis, se sont partout classés les premiers. Ils n’ont, certes, pas la grande classe internationale ; ils ne joueraient même aucun rôle dans les championnats de France d’athlétisme, ni dans les matches définitifs de la coupe de France, ni dans les rencontres de tennis de troisième série.
Toutefois un sprinter comme Reimond, vainqueur des 100 et 200 mètres, serait aisément champion régional dans telle ou telle de nos provinces ; et l’équipe silencieuse de football, formée en presque totalité de Parisiens, battrait un onze moyen de première série de la Ligue du Lyonnais, par exemple.
Pour prendre un autre terme de comparaison, un match entre deux groupements omnisports comme la Fédération Sportive des Sourds et Muets et la Fédération Sportive du Travail, serait tout à fait équilibré et le résultat incertain.

Les Silencieux, qui souvent s’adonnent à plusieurs sports, ont de vingt à trente ans et sont en général ouvriers dans la vie civile : menuisiers, ébénistes, ajusteurs, bottiers. La plupart sont anciens élèves de l’école d’Asnières ou de la Nationale de la rue Saint-Jacques. Les provinciaux, en minorité dans la sélection, appartiennent aux clubs de Sourds et Muets des grands centres : Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Nîmes, Clermont-Ferrand, Strasbourg, Lille. Sur 50.000 Silencieux, en France, 2.000 font partie des sociétés sportives de Sourds et Muets et 1.200 environ pratiquent effectivement les jeux de plein air : football, athlétisme, natation, cyclisme, tennis, gymnastique, lutte, boxe. Il y a, en outre, une centaine de sportives parmi les sourds et muets. Elles ont été autorisées à participer aux épreuves de natation. L’une d’elles, la Belge Mlle Van der Heyden, a battu tous les représentants du sexe fort dans le 100 mètres nage sur le dos, qu’elle a gagné dans le temps honorable de 2′ 3″. En France, à peine une dizaine de nageuses seraient capables de faire mieux.

Comment officiels et concurrents des Jeux Internationaux parvenaient-ils à se comprendre ? Grâce au langage conventionnel de l’abbé de l’Epée. Pour le reste, l’arbitre du football remplaçait le sifflet par un drapeau ; le starter de la natation se plaçait en face des concurrents, qui se guidaient plutôt sur la fumée du pistolet que sur le son. Aucun incident grave ne se produisit, tant il est vrai que les règles du sport sont claires et connues de tous.

Félicitons sincèrement les Silencieux d’avoir mené à bien leur organisation des Jeux Internationaux. Ils ont assuré une nouvelle victoire du sport. Ils ont donné à ceux que l’on considère d’ordinaire comme des déshérités une grande et saine distraction, la joie du mouvement, de l’exercice physique désintéressé, des ébats au grand air, des jeux athlétiques, qui sont un oubli et une consolation des misères de la vie courante.

Source : « les jeux internationaux silencieux ont démontré la belle activité sportive des sourds et muets », Le Miroir des sports, 20 août 1924, page 165

 

Extrait n°2 : des jeux qui brillent par l’absence de personnalités

Ils ont débuté par une réunion le samedi 9 août, au But Biard-Louvre, où furent reçus les athlètes déjà arrivés à Paris, parmi lesquels on remarquait des Anglais, des Tchèques et des Polonais.
Mais la vraie réception de bienvenue eut lieu le lundi 11 août, à 21 heures, aux Salons de la Porte-Dorée. La salle, très vaste, était pleine. Français, Anglais, Italiens, Tchèques, Hollandais, Suédois, Allemands, Belges, Polonais, fraternisaient. Presque tous se comprenaient par la mimique, et la différence d’alphabets manuels des Anglais n’empêchait pas qu’on cause facilement avec eux. D’ailleurs, de nombreux Français, Gabriel Hérouard, André Péress (interprète officiel du comité pour la section anglaise) pratiquent l’épellation à deux mains britannique.
A 23 heures, pendant que les garçons versaient le vin blanc d’honneur et la limonade et présentaient les assiettes de biscuits, M Gaston Vialatte, président de la Fédération des sociétés sportives silencieuses, monta sur la scène. II mima un discours de bienvenue, remercia les étrangers venus de si loin et les provinciaux qui avaient tenu à assurer le succès de la manifestation.
Le révérend Vernon Jones s’efforça avec succès de mimer, en gestes et dactylologie française, les remerciements et les vœux des Anglais. Il fut très applaudi.
Ce fut le tour de M. Antoine Dresse d’exprimer, en une mimique juvénile et élégante, la gratitude et la fraternité des sportmen venus de toutes les villes belges.
M. Rubens Alcais, secrétaire général de la Fédération sportive, en une mimique bien affirmée, substantielle et claire, remercia les assistants d’être venus si nombreux et de tous pays. Lorsqu’il y a deux ans, la Fédération conçut l’idée des jeux silencieux à l’occasion des Olympiques, elle n’était pas sans inquiétude sur la possibilité de la tentative. On peut voir aujourd’hui que le succès a répondu à ses efforts. Au nom de La Fédération, M. Rubens Alcais remercia particulièrement MM. le Révérend Jones et M. Antoine Dresse qui ont obtenu le concours des silencieux de leurs pays respectifs. Il remercia également les secrétaires des autres pays.
Toutes les nations n’ont pu venir à cause de la cherté de la vie, des transports, des difficultés qui ont suivi la guerre. Mais tout de même le succès est très grand et il convient de s’en féliciter. On peut espérer que dans quatre ans les olympiques silencieuses, qui auront lieu dans une ville à désigner, seront plus belles encore. Les sports, chez les sourds-muets, doivent se développer. Ce sont eux qui montrent mieux que d’autres moyens leur égalité avec les entendants-parlants et les restituent à la société. M. Rubens Alcais espère que les jeux qui vont s’ouvrir seront loyaux et francs et que chaque nation silencieuse obtiendra le succès qui lui est dû.
M. Rubens Alcais est très applaudi.
[…]

LA GLORIEUSE JOURNEE
La journée la mieux suivie par le public fut celle, ou plutôt l’après-midi, du vendredi 15 août. Profitant du congé de 1’Assomption une foule considérable de sourds-muets et sourdes-muettes venus de Paris, de province et de l’étranger emplissait le stade Pershing au bois de Vincennes. Elle aurait cependant pu être plus nombreuse, car beaucoup de Parisiens et de provinciaux, particulièrement sportifs, brillaient par leur absence. Les uns n’avaient pas voulu se priver de vacances à la  campagne ; les autres avaient été empêchés de venir par la vie chère et l’élévation des tarifs des chemins de fer. Néanmoins, cette foule silencieuse présente en imposait. Elle n’était pas uniquement sportive. Mais elle était curieuse et sympathique. Elle prit le plus grand intérêt aux compétitions, spécialement à la partie de football, et ne ménagea pas ses applaudissements aux concurrents, même aux plus malheureux qui luttèrent vaillamment.
Le clou de cette réunion fut le défilé des athlètes par nations avec leurs drapeaux : Belgique, Grande-Bretagne, France, Italie (son délégué, le brave Di Marchi, marchant seul), Lorraine, Pologne. Ils marchèrent d’un pas souple et ferme, bien cambré. S’arrêtant devant les tribunes, tous tendirent le bras droit dans un salut à la romaine pendant qu’on les acclamait.
Après le défilé s’offrit un autre clou : la démonstration gymnique de la Société Silencieuse de Gymnastique de Metz, que dirige notre ami André Chevalier. […]

LE BANQUET
Une brillante fête de nuit clôtura les Jeux Internationaux Silencieux de Paris 1924. Un grand banquet d’environ 270 couverts eut lieu  au restaurant de la Porte-Dorée. Les étrangers, dont beaucoup n’étaient pas sportifs mais visiteurs, selon l’expression des Anglais, étaient en grand nombre. Parmi eux, on remarquait le grand peintre polonais Miukowski et l’Américain Cari Bohnner, que M. Henri  Gaillard avait amenés.
Le repas fut cordial et gai. Les mets étaient bons et copieux, les vins convenables. Le prix de la carte était d’ailleurs de 25 francs. D’autre part, certains convives, comme il convient à de vrais sportifs, étaient abstèmes.
D’autres, comme le champion cycliste belge Maurice Sindic, végétarien, et passaient les viandes à des camarades.
Au dessert, des allocutions furent mimées par le président Vialatte et le secrétaire général Rubens Alcais.
On avait compté sur la présence de nombreuses personnalités politiques et les organisateurs les avaient attendues longtemps. Elles ne vinrent pas. Pourtant, elles avaient témoigné leur sympathie aux silencieux sportifs en accordant de généreuses subventions à leur Fédération (Conseil général de la Seine, 2.000 fr. ; Conseil municipal de Paris, 2.000 fr.; Sir Basil Zaharoff, 5oo fr.; ministère de la guerre, commissariat de l’Education physique, 15.000 fr.). Mais on aurait bien voulu une présence officielle réconfortante.
Les discours se ressentirent de l’absence des grands personnages.
M. Rubens Alcais distribua des diplômes aux vainqueurs des compétitions sportives. Ensuite s’organisa un bal qui dura toute la nuit. Il y avait de nombreuses danseuses sourdes-parlantes, jolies, à la gorge et aux bras nus, en ravissantes toilettes, et de charmants danseurs sourds-parlants. Beaucoup d’entendants et d’entendantes aussi. […]

 

Source : La gazette des sourds-muets, n°105, 1er septembre 1924, extraits pages 1 et 2

Pour aller plus loin :

  • Didier Séguillon RUBENS ALCAIS 1884-1963 Biographie d’un sourd sportif engagé pour la défense et l’émancipation de la communauté silencieuse, Paris, 2024, L’Harmattan, 292 p., collection Mouvement des savoirs
  • Didier Séguillon Les jeux internationaux silencieux de Paris en 1924, les autres Jeux olympiques, Paris, 2024 l’Harmattan, 308 pages, collection Espaces et temps du sport