Grand serviteur du roi Louis XIV, le marquis de Vauban (1633-1707) est passé à la postérité comme un spécialiste de la guerre de sièges et comme l’ingénieur militaire qui a doté la France d’une « ceinture de fer », un remarquable réseau de fortifications construites aux frontières et qui permettait de protéger le royaume des invasions. Cela lui valut d’être nommé maréchal par Louis XIV en 1703. Mais rien de ce qui concernait le royaume de France ne lui était étranger et Vauban a beaucoup écrit sur de multiples sujets au cours de sa vie.
En 1689, c’est la question de la révocation de l’édit de Nantes et de la conversion forcée des huguenots qui retient son attention. Les extraits proposés sont extraits du mémoire sur le rappel des Huguenots rédigé par Vauban et envoyé au marquis de Louvois, le secrétaire d’État à la guerre, dans l’espoir que ce mémoire puisse être lu à Louis XIV. Vauban espère, rien de moins, convaincre le roi d’annuler l’édit de Fontainebleau de 1685 et de rétablir l’édit de Nantes, même s’il sait « qu’il est dur à un grand prince de se rétracter des choses qu’il a faites, spécialement quand elles n’ont eu pour objet que la piété et le bien de l’État ».
Pour convaincre, Vauban met en avant des arguments économiques, « une infinité de maux très dommageables à l’État » ; pour un résultat religieux quasiment nul : « on ne saurait dire s’il y en a un seul de véritablement converti, puisque très souvent ceux qu’on a cru l’être le mieux, ont déserté et s’en sont allés. »
S’adressant au secrétaire d’État à la Guerre Louvois, l’argumentaire de Vauban s’insère dans une analyse des rapports de forces géopolitiques européens de 1689. Nous sommes au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la France doit affronter une vaste coalition dirigée par le Hollandais Guillaume d’Orange devenu, en février 1689, roi d’Angleterre et d’Irlande. La crainte de Vauban étant que Guillaume d’Orange puisse compter, en cas d’invasion du royaume, sur ce qu’on n’appelait pas encore une cinquième colonne, « un grand nombre d’amis [huguenots] fidèles dans le royaume ».
Le Mémoire pour le rappel des Huguenots ne fut pas lu à Louis XIV et celui-ci ne modifia pas sa politique intolérante envers les protestants. Il nous reste ce grand témoignage de lucidité et de courage politique.
Mémoire sur le rappel des Huguenots (extraits)
[…] De sorte que ce projet [celui de la conversion des huguenots] si pieux, si saint et si juste, dont l’exécution paraissait si possible, loin de produire l’effet qu’on en devait attendre, a causé et peut encore causer une infinité de maux très dommageables à l’État.
Ceux qu’il a causés sont :1° la désertion de 80 ou 100 000 personnes de toutes conditions, sorties du royaume, qui ont emporté avec elles plus de 30 000 000 de livres de l’argent le plus comptant ;
2° Nos arts et manufactures particulières, la plupart inconnus aux étrangers, qui attiraient en France un argent très considérable de toutes les contrées de l’Europe ;
3° La ruine de la plus considérable partie du commerce ;
4° Il a grossi les flottes ennemies de 8 à 9 000 matelots des meilleurs du royaume ;
Et 5° leurs armées de 5 à 600 officiers et de 40 à 42 000 soldats beaucoup plus aguerris que les leurs, comme ils ne l’ont que trop fait voir dans les occasions qui se sont présentées de s’employer contre nous.
À l’égard des restés dans le royaume, on ne saurait dire s’il y en a un seul de véritablement converti, puisque très souvent ceux qu’on a cru l’être le mieux, ont déserté et s’en sont allés. Ce qu’il y a de bien certain est que de tous ceux qui l’ont été par les contraintes, on en voit fort peu qui avouent de l’être, ni qui soient contents de leur conversion, bien au contraire, la plupart affectent de paraître plus huguenots qu’ils ne l’étaient avant leur abjuration, et si on regarde la chose de près, on trouvera qu’au lieu d’augmenter le nombre des fidèles dans ce royaume, la contrainte des conversions n’a produit que des relaps, des impies, des sacrilèges et profanateurs de ce que nous avons de plus saint, et même une très mauvaise édification aux catholiques ; des ecclésiastiques qui ont obligé les nouveaux convertis à l’usage des sacrements pour lesquels ils n’avaient nulle créance, d’autant que cet usage mal appliqué a fait croire à plusieurs que, puisqu’ils les exposaient si légèrement, ils n’y avaient pas eux-mêmes beaucoup de foi, pensées qui ne valent rien dans un pays où l’on n’est déjà que trop libre à raisonner sur la religion.
Pour conclusion, toutes les rigueurs qu’on a exercées contre eux n’ont fait que les obstiner davantage, et les plaintes des exécutions qu’on leur a fait souffrir se sont fait entendre chez tous nos voisins de cette religion, même chez ceux que nous avons le plus intérêt de ménager, où Dieu sait si leurs ministres ont su grossir les objets, et si leurs sermons ont été bien remplis de tous les supplices que l’imagination a pu fournir ; Dieu sait, dis-je, le martyrologe qu’ils en ont historié, et comme ils le font valoir pour toujours les échauffer de plus contre nous, ce qui pourrait même aller jusqu’à nous les faire perdre tout à fait dans le temps que nous en avons le plus besoin. Il est du moins certain que cela sert plus que toute autre chose à maintenir l’union entre les puissances confédérées contre nous.
Ce n’est pas là tout le mal qu’ils ont fait, puisque la quantité de bonnes plumes qui ont déserté le royaume, à l’occasion des conversions, se sont cruellement déchaînées contre la France et la personne du roi même, contre laquelle elles ont eu l’impudence de faire une infinité de libelles diffamatoires qui courent le monde et toutes les cours des princes de l’Europe, huguenots ou catholiques, qui n’ont rien tant à cœur que de rendre sa personne odieuse dans tous les pays de leur confédération ; tout cela n’est que le mal qui a réussi jusqu’à présent des conversions forcées.
Mais celui qu’il y a lieu d’en craindre ci-après me paraît bien plus considérable, puisqu’il est évident :1° que plus on les pressera sur la religion, plus ils s’obstineront à ne vouloir rien faire de tout ce qu’on désirera d’eux à cet égard, auquel cas voilà des gens qu’il faudra exterminer comme des rebelles et des relaps, ou garder comme des fous et des furieux ;
2° Que, continuant de leur tenir rigueur, il en sortira tous les jours du royaume qui seront autant de sujets perdus et d’ennemis ajoutés à ceux que le roi a déjà ;
3° Que d’envoyer aux galères ou faire supplicier les délinquants, de quelque façon que ce puisse être, ne servira qu’à grossir leur martyrologe, ce qui est d’autant plus à craindre que le sang des martyrs de toutes religions a toujours été très fécond et un moyen infaillible pour augmenter celles qui ont été persécutées. On doit se souvenir sur cela du massacre de la Saint-Bathélemy en 1572, ou, fort peu de temps après l’exécution, il se trouva 440 000 huguenots de plus qu’il n’y en avait auparavant ;4° Qu’il est à craindre que la continuation des contraintes n’excite à la fin quelque grand trouble dans le royaume qui pourrait faire de la peine au roi par les suites en plusieurs manières, et causer de grands maux à la France, notamment si le prince d’Orange venait à réussir à quelque grande descente, et qu’il y pût prendre pied ; car il est bien certain que la plus grande partie de ce qu’il y a de huguenots cachés iraient à lui, grossiraient son armée en peu de temps, et l’assisteraient de tout ce qui pourrait dépendre d’eux, qui est bien le plus grand péril, le plus prochain, le plus à craindre, où la guerre présente puisse exposer cet État ; tous les autres me paraissent jeux d’enfants ou très éloignés en comparaison de celui-ci. […]
L’obstination au soutien des conversions ne peut être que très avantageuse au prince d’Orange, en ce que cela lui fait un grand nombre d’amis fidèles dans le royaume, au moyen desquels il est non seulement informé de tout ce qui s’y fait, mais de plus très désiré et très assuré (s’il y peut mettre le pied) d’y trouver des secours très considérables d’hommes et d’argent. Que sait-on même, ce malheur arrivant, si une infinité de catholiques ruinés et appauvris, qui ne disent mot, et qui n’approuvant ni la contrainte des conversions ni peut-être le gouvernement présent, par les misères qu’ils en souffrent, leurrés d’ailleurs de ses promesses, ne seraient pas bien aises de le voir réussir ! Car il ne faut pas flatter, le dedans du royaume est ruiné, tout souffre, tout pâtit et tout gémit : il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces, on trouvera encore pis que je ne dis. Que si on observe le silence, et si personne ne crie, c’est que le roi est craint et révéré, et que tout est parfaitement soumis, qui est au fond tout ce que cela veut dire. […]
J’avoue bien qu’il est dur à un grand prince de se rétracter des choses qu’il a faites, spécialement quand elles n’ont eu pour objet que la piété et le bien de l’État ; mais enfin le roi sait mieux que personne que, dans toutes les affaires de ce monde qui ont de la suite, ce qui est bon dans un temps l’est rarement dans un autre, et qu’il est de la prudence des hommes sages de s’accommoder aux changements qui n’ont pas dépendu d’eux, et d’en tirer le meilleur parti qu’ils peuvent. Quand sa majesté a entrepris les conversions, elle a cru pouvoir compter sûrement sur vingt années de trêve, c’était plus qu’il n’en fallait pour en venir à bout. Elle a été trompée ; ce qui devait durer vingt ans, n’en aduré que cinq. Ce n’est donc pas sa faute si elle n’a pas réussi, puisqu’il en eût fallu au moins douze ou quinze pour les achever ; et présentement qu’on peut dire l’entreprise impossible et d’une continuation très dangereuse, elle ne doit faire aucune difficulté de la rétracter, et j’ose même dire qu’il y aurait de la témérité de s’y opiniâtrer davantage, et de ne pas céder au temps dans une conjoncture aussi fâcheuse que celle-ci, puisque ce serait mépriser mal à propos les règles du bon sens et de la politique, qui veulent que les grands hommes s’y accommodent et sachent plier leur conduite selon les différents changements qui arrivent dans les États. […]
Sébastien Le Prestre de Vauban, Mémoire sur le rappel des Huguenots, 1689
Pour consulter l’intégralité du Mémoire sur le rappel des huguenots, cliquer Ici (à partir de la page 177)